Pour une histoire du rythme

 

Depuis Platon, en rupture avec les pré socratiques, le temps n’est plus considéré comme un continuum, mais comme l’ordre d’un mouvement, une pulsation biologique, un élément dialectique que Bachelard essaiera de théoriser; le rythme, c’est la vie et quand le coeur ne bat plus, c’est la mort. Reiner Maria Rilke écrit que “la respiration est le berceau du rythme”

 

Mais comment penser cette organisation du temps, et comment définir les rythmes qui l’articulent: le jour, la semaine, le mois, l’année, le siècle, le millénaire?

Ces rythmes n’ont pas toujours été constants et pour comprendre ce thème complexe, le mieux est sans doute d’essayer de retracer son histoire.

 

Pluridisciplinaire, cette histoire est celle de la science, de la sociologie, de la musique, de l’architecture, disciplines qui font toutes appel à la notion de rythme.

Cette notion ne connait pas les frontières de l’espace ou du temps. Le rythme est un ordre du monde, associé au monde et à sa création (cf le rythme des jours -et de la semaine- dans la Genèse). Ce terme, rythme, ne figure cependant pas dans la Bible, à la différence du nombre (numerus).

 

Il est un objet de nature, soit universel, soit particulier. Roland Barthes parle d’”idiorythmie”(rythme particulier propre à chacun) par différence avec l’”hétérorythmie”(rythme imposé de l’extérieur), dont il donne comme exemple la règle monastique de St Benoît, qui déterminait les horaires de la prière et du temps de travail.

 

Plus près de nous, au début du 20ème siècle, la peinture abstraite, contemporaine de l’émergence de la vitesse (aviation) et également de la psychanalyse (Freud), accorde au rythme une importance singulière, avec les Delaunay, Paul Klee -membre du Bauhaus qui fixera de nouveaux rythmes pour l’architecture- et Mondrian.

Au centre Pompidou, pas moins de 118 oeuvres comportent le mot “rythme” dans leur titre.

 

 

 

 

Paul Klee En rythme (1930) Centre Pompidou

 

Définir le ryhme:

 

Le rythme est une scansion qualitative marquée par l’intensité, en opposition avec la poésie métrique, quantitative, suite finie de pieds, formée de syllabes brèves ou longues. Le mètre est un rapport de durée à la base de la modulation, tandis que le rythme est une modulation sans rapport de durée. Il ne peut y avoir de mètre sans rythme.

Le chant liturgique, ou grégorien, début de l’écriture musicale, invente entre les 9ème et 12ème siècles la modulation, correspondance du souffle des chanteurs.

Plus tard, le développement de la polyphonie modifie la notation musicale: c’est l’invention de la portée, avec des mesures quantitatives: brèves, semi brèves ou longues.

 

Exemple de neume (de pneuma: esprit, souffle) du chant grégorien, où seules figurent les modulations, sans indication de mesure:

 

 

Début de la polyphonie, avec les barres de mesure: Suite de J.S. Bach: Allemande

 

 

La musique savante sort des églises, en conservant des rythmes alternés, issus de la danse profane: bourrée, courante, sarabande articulent les suites de Couperin ou de J.S. Bach.

 

La mesure des heures dépasse le domaine réservé de l’église. L’heure ne correspond plus à l’hora des monastères -8 heures par jour et par nuit- mais devient mécanique aux 13ème et 14ème siècles, avec le développement du nombre de clochers, marquant les 12 heures du jour, qui sont en même temps les marques des temps de travail (Angelus)

 

Le calendrier se développe au Moyen Age. Système de repérage des dates en fonction du temps, le calendrier divise et organise le temps sur longue ou courte (calendrier de l’Avent) période, basé sur le repérage de phénomènes répétés (déplacement des ombres, retour des saisons, cycle lunaire) organisant la vie agricole, sociale et religieuse des sociétés, avec les fêtes mobiles (Pâques) et fixes (Noël).

A la différence du calendrier des fêtes juives, exclusivement basé sur le calendrier lunaire, celui des chrétiens mélange les références pour les fêtes mobiles: ainsi Pâques est fêté le 1er dimanche (rythme hebdomadaire) après la pleine lune (rythme lunaire) qui suit l’équinoxe de printemps (rythme solaire). Ce cycle se reproduit à l’identique tous les 532 ans…

Les jours, plus petite unité du calendrier, lunaisons, saisons, années, marquent les rythmes du temps.

 

Le Moyen Age est le théâtre d’innovations rythmiques, en agriculture avec la rotation des cultures et l’assolement triennal, l’invention des grandes vacances par l’Université en juillet et août, et le jubilé de 1300, période de pardon et d’indulgence d’abord tous les 50 ans puis tous les 25 ans depuis 1400 pour répondre aux épidémies comme la Grande Peste. Ces jubilés étaient appelés “années saintes”. Le dernier jubilé a été célébré en 2000 par Jean Paul II, et la dernière Année sainte “extraordinaire” par le Pape François en 2016, le Jubilé de la Miséricorde.

Le jubilé a depuis été répandu dans le monde du sport et dans le monde du travail (médaille du travail)

 

Autre innovation rythmique avec l’invention et le développement de l’anniversaire, et en particulier celui de la naissance.

Jusqu’au 13ème siècle en effet, on célébrait l’anniversaire de la mort, qui correspondait à la naissance à la “vraie vie”, la vie éternelle.

L’Italie invente au 13ème siècle l’anniversaire de la naissance, repris par les cours princières européennes au 17ème, et par la société bourgeoise au 19ème, avec bougies, gateau et cadeaux. On découvre le premier écrit sur l’anniversaire de la naissance à Nohant, chez George Sand, morte en 1876.

 

Y a-t-il une nécessité du rythme? Les observateurs évoquent, en politique, la nécessité de l’alternance, au moment où la durée du mandat présidentiel en France est ramené de 7 à 5 ans.

L’arythmie, la catastrophe naturelle sont des illustrations de la rupture des rythmes.

Au Moyen Age, les souverains sont parfois frappés d’”interdit écclésiastique”: Philippe Auguste en 1200 pour bigamie, ou Jean sans terre, excommunié en 1208 par le Pape Innocent III.

Pendant ces périodes d’interdit, le clergé avait interdiction de célébrer toute cérémonie religieuse, à l’exception du baptême et de l’absolution des mourants. De plus, les cloches devaient rester silencieuses et les journées privées de scansion rythmique.

Un monde sans rythme, trouve son illustration dans “le Pays de Cocagne” de Pieter Brueghel (1567).

 

 

 

 

Ce tableau combine une vision utopique et critique de l’oisiveté et de la prodigalité. Un paysan, un soldat et un érudit sont allongés et désoeuvrés. Les soldats ont déposé leurs armes, les agriculteurs leur fléau et les étudiants sont couchés sur leurs livres, pour une trêve perpétuelle…On pense à Jacques Brel dans sa chanson “le plat pays”: “Avec des cathédrales pour uniques montagnes et de noirs clochers comme mâts de cocagne…”Ce plat pays est un pays sans rythme.

 

Pour conclure, l’acceptation du rythme, des rythmes de chacun, est bien le vecteur de la condition humaine, avec ses commencements et ses fins. On a pu dire que silence est un rythme d’éternité que prend parfois le moment présent ou comme l’écrit joliment Paul Eluard, “un coeur n’est juste que s’il bat au rythme des autres coeurs”.

 

Joël Seydoux